Ce que le lecteur trouvera dans cet ouvrage est bien différent de ce qu’on a généralement l’habitude de lire sur les robots. Le plus souvent en effet, les livres du domaine suivent un plan convenu : on y explique d’abord que la quête de la vie artificielle est très ancienne, agrémentant les propos d’une chronologie depuis la mythologie grecque jusqu’à l’invention des premiers ordinateurs. On y décrit ensuite l’activité des chercheurs contemporains comme une prolongation de cette histoire. On tente alors de dresser un bilan des performances actuelles des robots, souvent en les comparant à celles de l’homme dans les mêmes situations. Enfin, pour finir, on propose généralement des fictions prospectives sur le futur de l’homme et des machines, débouchant sur deux scénarios (non exclusifs) : dans le premier, les ingénieurs finissent par créer ce robot mythique, créature à l’image de l’homme, serviteur parfait capable de le remplacer dans la plupart des situations ; dans le second, on débouche sur la convergence inéluctable homme/robot sous la forme du cyborg, créature mi-homme, mi-machine, nouvelle étape de notre évolution.
S’en suit alors, au fil des ouvrages publiés, une querelle rhétorique entre auteurs, tenants d’une vision différente du domaine. D’un côté, celle des sceptiques (1) nous expliquant que le substrat biologique de la vie ou de l’intelligence possède des qualités cruciales impossibles à recréer artificiellement, affirmant que l’intelligence n’est pas de nature algorithmique et donc ne pouvant être reproduite au sein d’un ordinateur… Travaux alors qui ne sont qu’illusion, témoignant du doux rêve de leurs auteurs, voire de leur naïveté ou même d’un certain charlatanisme.
Et puis, de l’autre côté, vision des prophètes, pour qui le futur sera assurément peuplé de robots autonomes, voire de cyborgs (2).
Frédéric Kaplan ne se situe pas dans un tel débat et s’attache tout au long de cet ouvrage à se démarquer de la prophétie ou du scepticisme.
Moins compte ici la question les machines seront-elles plus intelligentes que l’homme… auront-elles des émotions, une conscience, que de savoir pourquoi, justement, nous nous posons ces questions. Le livre prend alors toute sa force, car ces questions, l’auteur ne cesse de se les poser dans son activité de chercheur au sein du laboratoire Sony CSL, où il développe depuis 1997 de nouvelles technologies pour ces créatures artificielles que sont les robots de compagnies.
D’où ce livre, écrit à la première personne du singulier, ce qui est suffisamment rare et honnête dans ce genre d’exercice pour être signalé. Pour un scientifique, écrire un livre – et particulièrement un livre tout public, c’est en effet se placer directement sous les projecteurs et jugements de ses pairs. Et traiter dans cet ouvrage de la robotique autonome et des machines apprivoisées(3)c’est empiéter nécessairement sur de nombreuses disciplines où l’on n’a pas forcément l’habitude de retrouver un chercheur en Intelligence Artificielle (éthologie, psychologie, sociologie, philosophie…). Or, pour Frédéric Kaplan, la responsabilité du chercheur ne consiste pas à se cantonner dans l’expertise de son savoir technique. Pour lui, il est essentiel de toujours placer ce savoir dans un cadre plus large, celui de l’anticipation des basculements de la pensée qui peuvent émerger des progrès accomplis dans son domaine de recherche. Il doit également comprendre dans quel cadre anthropologique son innovation va être accueillie. L’emploi de la première personne du singulier vient donc ici comme le témoignage d’une responsabilité du chercheur par rapport à sa propre activité, mais aussi comme un témoignage de respect et de modestie face aux experts des autres domaines.
Objet des questionnements traités dans ce livre, le robot de loisir constitue une forte rupture par rapport à ce que nous attendons d’une machine conçue pour effectuer une tâche utilitaire ou rendre des services. Car ce qu’on demande à ce nouveau type de robot, c’est simplement d’être présent, autonome, et suffisamment plaisant à nos yeux pour que nous puissions développer envers lui un lien affectif, lien qui plus est doit être réciproque….
Idée folle ou indécente ? Peut-être à première vue pour un esprit comme le nôtre, mais en tous cas pas pour celui du Japonais Toshi T Doi, qui la proposa en 1993 au président de la Sony Corporation. C’est en 1997, date où se place le commencement de ce livre, que Frédéric Kaplan intègre le laboratoire Sony CSL de Paris. C’est aussi cette année-là où Masahiro Fujita – venu du pays du soleil levant visiter ses collègues – leur montra une cassette vidéo sur laquelle on voyait évoluer un prototype de robot quadrupède, jouant avec une balle. Robot sans carapace, fils, carte mère et caméra bien apparents… mais robot d’un type nouveau, ayant l’air d’être vivant et d’agir de son propre chef. Prototype qui quelques années plus tard conduira à la commercialisation d’un robot chien… connu sous le nom d’Aibo.
Situé aux premières loges, Frédéric Kaplan travaille ainsi depuis 1997 avec les équipes japonaises de Sony à la conception de nouvelles technologies pour ces créatures artificielles, avec pour objectif de les doter de capacités d’apprentissage et de développement leur permettant d’aller au-delà des comportements pour lesquelles elles sont programmées.
Dressant tout d’abord dans l’ouvrage la filiation technologique à laquelle se rapporte le robot de loisir (qui passe notamment par l’évocation des tortues phototropiques conçues en 1949 par Grey Walter), Frédéric Kaplan nous convie alors à la compréhension de son fonctionnement, décortiquant les robots disponibles dans le commerce mais aussi ceux qui n’existent pour l’instant que dans les laboratoires. Cette dissection anatomique et fonctionnelle est salutaire, permettant dès lors au lecteur de ne pas se méprendre sur les capacités réelles de tels robots, de ne pas les surestimer ni les sous-estimer. Ceci constitue le pré requis indispensable pour pénétrer dans la suite de l’ouvrage, qui aborde la question de nos rapports avec ces nouveaux robots : que veut dire développer un lien avec ce type de machine ? Quelles dynamiques psychologiques, quels biais perceptifs, quelles projections anthropomorphiques pourraient nous conduire à nous investir dans une relation avec un objet comme celui-là ? Dans quelle mesure pourrions-nous dire que ce lien est réciproque ? De quelle nature serait ce lien ? Peut-on dresser un robot ? Peut-on lui donner de la curiosité?…
Derrière ces questions se cache pour nous, Occidentaux, cette inquiétante étrangeté, ce trouble ressenti face à cette machine qui commence à avoir pour nous une forme de présence. Par ses mouvements et ses attitudes, le robot de loisir semble appartenir à une catégorie qui ne serait pas la sienne. Derrière les réactions que le robot suscite, c’est en fait la place singulière tenue par les machines dans notre culture et leur rôle crucial dans l’image que nous nous faisons de nous-même qui est ici mise en lumière. Alors Frédéric Kaplan nous invite à disséquer ce qui, dans notre culture, fait que nous nous méfions spontanément de ces objets hybrides, alors qu’ils paraissent plus naturels aux yeux des Japonais. S’interroger sur les robots… c’est mieux comprendre ce que nous sommes.
Pour l’auteur, participer par son travail à l’émergence de ces machines toujours plus étonnantes, c’est aussi s’interroger sur la responsabilité des chercheurs qui construisent cette nouvelle génération de robots. Sont-ils des apprentis sorciers ? Des charlatans ? Comment peuvent-ils mener de front leur activité scientifique et technique, et ce rôle qui s’apparente parfois à celui des montreurs de foire (technologues de l’illusion)?
Quoi qu’il en soit, pour Frédéric Kaplan, le développement des robots de loisir représente une chance inespérée pour nombre de secteurs de recherche, notamment celui de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, malgré des avancées importantes, l’IA n’est que très rarement capable de prétendre à des performances suffisantes pour des applications ou l’erreur n’est pas admise. Un système qui marcherait à 90% et qui un jour sur dix refuserait d’ouvrir la porte serait inutilisable. Le même système, mis en place dans un robot de loisir, reconnaissant son maître une fois sur dix est tout à fait acceptable. Si ces secteurs de recherche trouvent avec la robotique ludique des débouchés applicatifs rapides, ils auront les moyens de se développer et de nouveaux progrès seront réalisés. Au fil du temps, des applications plus sérieuses encore insoupçonnées pourront être envisagées.
Au terme de la lecture de cet ouvrage, le lecteur possédera toutes les clés pour s’interroger sereinement sur ce que veut dire, pour un enfant, de grandir avec des machines de ce genre. Victime de la technologie, vivra-t-il prisonnier d’un monde magique dont il ne comprendra plus le fonctionnement. Au contraire, sera-t-il plus clairvoyant que nous, devenu lui-même magicien ?
source:science.gouv