l’Institut national d’oncologie

«D’une maison à l’autre, nous faisons le tour des connaissances», martèle d’emblée la s ur de F. Lakbira, une patiente de l’Institut national d’oncologie Sidi Mohammed Benabdellah de Rabat, en guise de réponse à la question de savoir où elle habite en attendant que sa soeur ne soit opérée.

«Il faut les voir quand ils débarquent à la gare routière d’El-Qamra, qui de Laâyoune, qui d’Oujda, qui de Figuig», poursuit-elle en ponctuant son propos d’un long hochement de tête, bien plus éloquent que les mots pour dire toutes les tracasseries et souffrances qu’endurent le malade et les siens pour atteindre ce centre hospitalier hors du commun.

Presque enfouie au fond de l’un des trois lits que compte la salle des soins, la soeur malade (48 ans, mère d’un enfant) a l’air d’être emmurée dans un silence quasi mystique, depuis son arrivée dans le centre, il y a deux jours, en provenance de Fqih Bensalah, en attendant d’être opérée d’un cancer au sein gauche.

Les yeux vitreux, le visage blême et la gorge nouée de désespoir, Lakbira a fait l’effort de garder pour soi son calvaire avant d’ouvrir les vannes d’un c ur meurtri par la douleur et de décrire les péripéties d’un périple sysiphien qu’elle a entamé, il y a deux ans, avec les interminables allers-retours, les charges du traitement et la quête d’un foyer à Rabat pour rester proche de l’hôpital.

La situation de sa voisine de chambre et sa compagne dans la douleur, qui partage avec elle, même le nom (elle s’appelle, elle aussi, Lakbira) n’est pas, non plus, à envier. L’indigence dans laquelle vit cette veuve, la quarantaine accomplie, avec ses deux fils au chômage (17 et 20 ans), l’a complètement laminée depuis le début du mal au sein il y a deux ans. Il y a deux jours, elle a dû en subir l’ablation.

Quand elle en parle, c’est un torrent de larmes qui jaillit de ses yeux à peine perceptibles derrière des sourcils, dont la noirceur n’a d’égale que l’obscur virage qu’elle ne sait, désormais, plus négocier. Exsangue et ballottée telle une épave entre la maladie et le besoin désobligeant de tendre la main pour survivre avec ses enfants, elle intercale des soupirs plaintifs qui, à eux seuls, résument la nostalgie du pays et le désir ardent de revoir des fils dont elle n’a plus d’information depuis deux semaines.

Mohamed, lui, raconte comment son père, venu d’Oujda, s’est fait piéger dans l’engrenage/broyeur de la douleur et comment il a dû, pour rester proche de l’hôpital, louer une chambre à Al-Qamra à 600 dh, en attendant les résultats des analyses médicales, dont le coût grève le budget tout comme le cancer ronge le colon de ce vieillard de 75 ans.

Et parce que le malheur n’arrive jamais seul, les médecins d’une clinique privée à Rabat lui ont conseillé une opération des reins, qui lui a coûté la bagatelle de 15 mille dh. Au bout du rouleau, usé et épuisé au moment où il devait entamer sa thérapie contre le cancer, Cheikh Mehdi a préféré rebrousser chemin et aller rendre l’âme tranquillement auprès des siens.

De la crise de conscience à la prise de conscience

Qu’est-ce qu’il est froid, lugubre et triste ce centre hospitalier malgré les efforts que ses responsables ont beau déployer. En dépit des travaux d’aménagement et de ravalement en cours, les murs semblent partager avec patients et visiteurs les mêmes angoisses, les mêmes brûlures, les mêmes interrogations.

«Il est vraiment honteux qu’en 2005, on baisse les bras devant le cancer. En ce début de millénaire, nous ne devrions pas faire de cette maladie un synonyme de mort et de fin de parcours», s’insurge le Pr. Leila Laâlou Alaoui, secrétaire général des amis de l’Institut national d’oncologie (AMINO).

Elle a vivement déploré la situation psychologique dramatique des patients qui se rendent dans ce centre hospitalier. Ainsi, fait-elle observer, «l’association qui prend en charge les frais de traitement des indigents est constamment confrontée au fait que cet établissement ne compte qu’un seul psychiatre, sachant que l’association est obligée, dans bien des cas, de prendre en charge des malades délaissés par les leurs». Le centre d’accueil «Oumnia» de l’association reçoit, tous les mois, en moyenne une à deux femmes que des époux ou les leurs auraient abandonné en raison des lourdes charges de traitement ou pour d’autres motifs, sachant que, «pour nombre de Marocains, le cancer est une maladie contagieuse».

Sur le problème d’hospitalisation des patients qui affluent de toutes les régions du Maroc, la même responsable relève que l’AMINO oeuvre pour se doter du statut d’une association d’utilité publique afin de s’assurer davantage de subventions et d’aides étrangères. Elle a aussi annoncé l’ouverture prochaine d’un centre d’accueil qui sera édifié et équipé aux frais d’un bienfaiteur, à proximité de l’INO, sur un lot de terrain, don de l’Etat. «Lorsqu’on obtient un lot de médicaments, on le consacre dans sa totalité à un seul patient en traitement.

Il n’est pas du tout intéressant de commencer une cure et de l’interrompre à mi-chemin», poursuit Mme Alaoui. «Avec le cancer, il faut être très vigilant. Une chimiothérapie qui n’est pas faite à temps et voilà toutes les charges englouties qui tombent à l’eau». Même son de cloche chez le Dr. Ibrahim El Khalil Gueddari, professeur de radio-oncologie et médecin directeur de l’INO, pour qui le cancer est actuellement un problème de santé publique au Maroc: «Après les maladies cardio-vasculaires, le cancer reste une cause importante de mortalité au Maroc», relève-t-il. Et de préciser que, face à l’ampleur alarmante de cette maladie, l’INO est dans l’incapacité de subvenir aux besoins que nécessite la chimiothérapie, dont le coût oscille entre 12 et 20 mille dhs.

Devant la prévalence du cancer au Maroc et l’incapacité de le prendre en charge, rien d’étonnant à ce que prières et invocations prennent le relais pour conjurer le mal. Même l’ordinateur du Pr. Gueddari n’a pas dérogé à la règle, en donnant lecture à des versets coraniques avant de livrer des données chiffrées sur cette maladie et sa répartition géographique. Les statistiques font ressortir que la prise en charge précoce des patients peut réduire le taux de mortalité de 30 à 40 % au Maroc (contre 60 % en Europe), tandis que les charges de la guérison peuvent atteindre les 60 mille dhs sans comptabiliser les frais de déplacement et d’hébergement.

Néanmoins, ce responsable ne manque pas de relever, au passage, l’importance accordée à ce sujet surtout après que le département de la santé ait décidé d’élargir la carte nationale par la création de centres anti-cancéreux régionaux à Agadir, Oujda, Marrakech, Fès, Tanger et Al Hoceima.

La mise en service de ces centres permettra d’alléger la pression sur l’INO de Rabat qui, vingt ans après sa création, ne dispose que d’une capacité de 270 lits pour une moyenne annuelle de 5.000 nouveaux cas reçus.

Les pensionnaires de l’INO : la brûlure des interrogations

Parallèlement à l’intérêt que les pouvoirs publics accordent à cette question, l’INO vit actuellement au rythme d’une série de réformes structurelles en vue d’améliorer les prestations de cet établissement et d’en élargir les dépendances surtout dans le sillage de la pose de première pierre par SAR la Princesse Lalla Salma, en novembre dernier, d’un centre d’évaluation et de traitement de la douleur au sein de l’INO.

En attendant, Lahcen Hojr, infirmier chef à l’INO, soutient que le centre hospitalier connaît «un manque flagrant de personnel para-médical». Le pavillon dont il a la charge ne compte que sept infirmiers sensés veiller sur une trentaine de patients au moment où un seul infirmier est appelé à assurer la permanence de nuit.

«S’il est vrai que les conditions de travail sont dures, vu ces moyens logistiques, il n’en demeure pas moins que les pénibles épreuves psychologiques, sanitaires, sociales et matérielles des patients sont autrement plus rudes pour l’ensemble du personnel», confie-t-il.

Sur les épreuves douloureuses qu’il a vécues dans ce service, M. Hojr se montre plutôt prolixe et raconte comment il n’est pas prêt d’oublier «cette demoiselle pleurant toutes les larmes de son corps après avoir perdu un sein à cause d’une ablation Je n’oublierai pas, non plus, cette autre jeune fille qui, refusant de se faire opérer d’une tumeur dans le sein, a dû se précipiter, et sa féminité avec, vers un destin fatal Pas plus que je n’oublierai le cas de ce jeune homme, nouvellement marié, que sa dulcinée a fui comme on aurait fuit une brebis galeuse».

La prévalence du cancer à travers tout le pays a pris des proportions telles que les grands-mères se sont tôt ingéniées à y forger tant d’euphémismes pour conjurer l’innommable. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le visiteur de l’INO se retrouve face à un verset coranique gravé et bien en vue à l’entrée du centre: «Et si je suis malade, c’est Lui qui me guérit». Et comme pour encourager les éprouvés à tenir bon la rampe, lorsque s’amoncellent à l’horizon les nuages de l’incertitude et que la douleur devient insupportable, cet autre hadith du prophète Sidna Mohammed: «Dieu n’a créé aucune maladie sans qu’Il ne lui ait créé d’antidote». En attendant que les incantations et les invocations du Ciel démêlent les écheveaux de ce puzzle sanitaire, bienfaiteurs et associations de la société civile ne désarment pas et fédèrent leurs efforts pour lutter contre ce fléau (près de 40 mille cas par an, dont un millier d’enfants) au moment où l’assurance maladie obligatoire est appelée à accompagner ces efforts, sachant que 85 % des patients de l’INO ne peuvent pas se prendre en charge.

source : Le matin

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