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Iran : la diabolisation avant quoi ?

On assiste désormais dans la presse mainstream à une campagne de propagande contre l’Iran très comparable à ce à quoi nous avions assisté avant la guerre contre l’Irak. On retrouve les arguments qui avaient servi pour préparer les opinions occidentales à une guerre contre Bagdad. Ainsi, le fait que la République islamique cherche à acquérir des armes nucléaires est présenté comme une évidence malgré l’interdiction prononcée par le Guide suprême de la Révolution, Ali Khamenei, de s’en doter. L’Iran est accusé de soutenir le terrorisme et de chercher à acquérir des armes de destruction massive. La menace d’un terrorisme nucléaire contre « l’Occident » est régulièrement évoquée ou sous-entendue. Comme il semble évident que même si l’Iran disposait d’armes nucléaires, il ne pourrait pas les utiliser sans risquer l’anéantissement, il est également essentiel d’insister sur le caractère irrationnel et fanatique, donc suicidaire, des dirigeants iraniens. Par ailleurs, bien qu’il soit techniquement impossible que l’Iran se dote d’armes atomiques avant une dizaine d’années si toutefois telle était son intention, on insiste sur l’imminence du danger et l’urgence de la réaction. Enfin, comme dans le cas de l’Irak, les instances internationales ayant un discours contraire à celui des puissances occidentales sont décrédibilisées ou voient leurs déclarations détournées ; on blâme le mercantilisme ou la frilosité « munichoise » des partisans de la négociation.
Il n’y a rien de nouveau dans cet argumentaire que les lecteurs de Tribunes et décryptage connaissent bien.

Il existe toutefois une différence majeure entre les textes condamnant l’Iran aujourd’hui et ceux qui stigmatisaient l’Irak de Saddam Hussein avant l’invasion : l’éventualité d’une guerre n’est quasiment jamais évoquée. Le processus de diabolisation de l’Iran est bien entamé, mais même les néo-conservateurs les plus belliqueux rechignent pour l’instant à évoquer explicitement un conflit armé. Le consensus autour de la diabolisation de l’Iran est large, pour ne pas dire unanime, mais il n’existe pas d’unité sur la solution à apporter au « problème » iranien.

En France, le quotidien conservateur Le Figaro, propriété de l’avionneur Dassault, se livre depuis quelques semaines à un intense travail de préparation psychologique de son lectorat contre la République islamique. Le journal a d’abord présenté la reprise du programme d’enrichissement d’uranium iranien comme un « point de non-retour », puis a prétendu que même la Russie, associée au programme nucléaire iranien, condamnait désormais la politique de la République islamique. Il poursuit cette ligne éditoriale en diffusant deux tribunes signées par des députés atlantistes de l’UMP, le parti au pouvoir en France, et comparant Mahmoud Ahmadinejad à Adolf Hitler.
Le député de Paris et président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN Pierre Lellouche a rédigé dans ce but un texte co-signé par 13 députés de la majorité présidentielle (Alfred Almont, Richard Dell’Agnola, Bernard Depierre, Claude Goasguen, Arlette Grosskost, Jean-Yves Hugon, Jean-Marc Lefranc, Lionnel Luca, Richard Mallié, Pierre Micaux, Marc Reymann, Jean-Marc Roubaud et Philippe Vitel). Pour l’auteur et ses co-signataires, il y a une filiation idéologique et tactique entre le Führer et le président iranien. Il s’agit d’un argument traditionnel dans la diabolisation de l’adversaire. La comparaison avec Adolf Hitler a servi contre Saddam Hussein au temps de la première Guerre du Golfe, puis de la Guerre d’Irak, mais aussi contre Milosevic lors de la Guerre au Kosovo… et encore, il ne s’agit que des cas les plus célèbres des 15 dernières années. Mais Mahmoud Ahmadinejad a favorisé l’emploi de cet axe de propagande assez grossier et désormais très éculé et ouvert un boulevard à ses adversaires en tenant des propos négationnistes et en plaçant ainsi la Shoah au cœur d’une question où elle n’avait pas sa place. Reprenant les arguments classiques de la menace que représente l’acquisition d’armes de destruction massive par des terroristes, les signataires du texte affirment que l’Iran pourrait faire don d’une de ses armes au Hezbollah (qui n’est pas une organisation terroriste selon l’Union européenne) pour frapper les villes occidentales (alors que le Hezbollah ne mène pas d’actions hors du Liban). Les députés réclament que le Conseil de sécurité de l’ONU se saisissent du dossier (sans demander précisément une mesure en particulier). Mais ils préparent d’ores et déjà l’opinion à une absence de consensus et à une action en dehors du cadre des Nations unies. Comme on le voit, cette tribune vise avant tout à susciter la crainte chez le lecteur, sans s’embarrasser de vraisemblance ou d’exactitude.
Autre député UMP de Paris, Bernard Debré signe un texte très comparable au précédent. Le frère du président de l’Assemblée nationale use et abuse des qualificatifs extrêmes pour désigner le régime iranien : « sanguinaire » « odieux » « dangereux » et le compare lui aussi au régime hitlérien. Toutefois, à la différence de ses collègues députés, l’auteur propose une mesure contre l’Iran. Ainsi, il se prononce en faveur d’un embargo économique international contre Téhéran. Nous avons déjà croisé cette proposition sous la plume du sénateur républicain Bill Frist et déjà, nous nous interrogions sur la logique qui sous-tendait cette proposition. Pas plus que le chef de la majorité républicaine au Sénat, M. Debré ne peut ignorer qu’il est impossible d’obtenir un consensus international en faveur d’un embargo contre l’Iran. La Russie, la Chine et l’Inde reconnaissent la légalité du programme nucléaire iranien et un embargo économique auquel ne participeraient pas ces pays n’aurait qu’un impact limité. En outre, compte tenu de la hausse des niveaux des prix du baril de pétrole, un conflit économique avec l’Iran ferait peut-être plus de torts aux économies occidentales qu’à la République islamique. Dans ces conditions, quel est l’intérêt de cette proposition ?

La diabolisation du régime iranien passe aussi par la dénonciation de son fanatisme religieux. Les auteurs s’appuyant sur cet argument utilisent la rhétorique de la théocratie iranienne pour présenter non pas un régime fondé sur des préceptes religieux, conservateur en matière de mœurs et progressiste en matière sociale, mais une dictature millénariste aux mains de fous.
Ce point de vue a été largement diffusé par le propagandiste néo-conservateur Kenneth Timmermans dans une tribune soutenue par Project Syndicate. Son analyse s’appuyait, sans le citer, sur un article du Christian Science Monitor écrit par Scott Peterson et décrivant la ferveur religieuse du président Mahmoud Ahmadinejad et son attachement à la figure du Mahdi, imam mythique de l’islam chiite.
Dans le New York Sun et le Jerusalem Post, le théoricien islamophobe et administrateur de l’U.S. Institute of Peace, Daniel Pipes, reprend point par point les arguments déjà développés par Kenneth Timmermans. Lui aussi tient pour acquis le fait que le président iranien et l’intégralité de la classe dirigeante iranienne envisagent que la fin des temps est pour bientôt. Comment dès lors négocier avec un individu qui estime être du côté de Dieu à l’approche du jugement dernier ? Sans s’embarrasser de cohérence, Daniel Pipes s’appuie sur cette présentation pour comparer lui aussi Mahmoud Ahmadinejad à Hitler.

L’amalgame entre l’islamisme et le nazisme ne repose sur aucun élément idéologique concret, mais est particulièrement fréquent dans la presse occidentale mainstream. Cette association permet de présenter l’islamisme comme le « troisième totalitarisme » (après le nazisme et le stalinisme) et, par opposition, de vanter les mérites et de justifier les actions du « camp de la liberté » dirigé par les États-Unis.
L’association entre l’islamisme et le nazisme est renforcée par l’emploi récurrent de néologisme tels qu’ » islamofascisme » (terme courant dans les textes du coordinateur des faucons états-uniens Franck Gaffney) ou de « fascislamisme » (néologisme plus récent noté à plusieurs reprises dans les chroniques du « philosophe » médiatique français Bernard Henri Lévy).
Bien entendu, pour les diffuseurs de ces formules, le ciment de l’union entre fascisme et islamisme est l’antisémitisme.
Ce point de vue n’est pas diffusé qu’en Europe et aux États-Unis. Dans le quotidien colombien El Tiempo, l’éditorialiste et ancien vice-ministre de la Justice colombien, Rafael Nieto Loaiza, se livre à une attaque en règle contre l’Iran en multipliant les lieux communs. Pour l’auteur, l’Iran veut acquérir l’arme atomique et est, compte tenu de son antisémitisme, une menace pour Israël. Malheureusement, il n’est pas possible de saisir le Conseil de sécurité de l’ONU car il a de trop bons rapports avec la Chine et la Russie (le fait que l’Iran n’a pas enfreint le droit international n’est pas évoqué). Dans cet éditorial, l’auteur multiplie les amalgames. Ainsi, le fait que l’Iran puisse menacer Israël est une menace pour « les juifs » dans leur ensemble. L’Iran est également un pays antisémite « bien qu’il ne soit pas arabe », ce qui sous-entend que l’antisémitisme est avant tout une caractéristique du monde arabe. Bref, l’auteur inscrit ses attaques contre l’Iran dans la logique du choc des civilisations, théorie qui n’avait pas besoin de la question nucléaire pour demander le renversement du régime iranien. L’auteur, partisan d’un gouvernement colombien au plus mal avec son voisin vénézuélien, profite également de l’occasion pour reprendre les accusations d’antisémitisme contre Hugo Chavez et rappeler les supposés liens amicaux qui uniraient Mahmoud Ahmadinejad au président de la République bolivarienne.

L’unanimisme des experts médiatiques dans la dénonciation du régime iranien ne permet toutefois pas d’afficher une unité sur les mesures à adopter. La plupart des analystes refusent d’ailleurs de se prononcer sur la solution.
Timothy Garton Ash, l’éditorialiste conservateur du quotidien britannique de gauche The Guardian, se contente ainsi d’énumérer la succession des solutions contre l’Iran qui ne marcheront pas : on ne peut pas mobiliser la Chine et la Russie, on peut difficilement s’en prendre à l’Iran du fait des moyens dont il dispose grâce à l’augmentation de la rente pétrolière et de son poids en Irak, une attaque contre l’Iran supprimera le sentiment pro-occidental dans le pays et le soutien à une révolution risque de provoquer un bain de sang. Bref, il n’existe aucune solution souhaitable. L’auteur se contente d’appeler à l’unité de l’Occident sur cette question et à ce que chaque mesure soit bien pensée avant d’être adoptée. C’est à dire qu’il ne propose rien. En revanche, il reprend les accusations traditionnelles contre l’Iran et sur la folie de son président.
Dans son éditorial de l’hebdomadaire de référence des néo-conservateurs, le Weekly Standard, repris par le quotidien australien The Australian, le rédacteur en chef William Kristol démontre malgré lui les ambiguïtés et les hésitations des élites washingtoniennes. Ainsi, il rejette les options qui consisteraient à négocier sans menace militaire ou à laisser à Israël le soin d’attaquer, mais affirme soutenir toutes les autres solutions. Il apporte ainsi son soutien à la diplomatie ferme, aux actions de l’AIEA, à la constitution de coalition pour des sanctions, au soutien aux « démocrates iraniens » pour un changement de régime, au développement des capacités de renseignement contre l’Iran et à la possibilité d’une action militaire. Le fait que la plupart des options soutenues s’excluent les unes les autres ne semble pas le contrarier. Bref, l’auteur botte lui aussi en touche et se contente de récapituler toutes les possibilités sans oser en privilégier une.

Plus courageux, l’expert des questions de sécurité du Daily Telegraph, John Keegan, opte pour sa part pour le blocus économique. Dans le Daily Telegraph, Gulf News et The Age, l’analyste se joint aux critiques contre l’Iran. Il affirme comme tous les autres experts convoqués par les médias que Téhéran cherche à acquérir l’arme atomique, qu’il menace Israël et la région et qu’il soutien le terrorisme. Allant plus loin, il assure que l’Iran serait lié à Al Qaïda et pourrait avoir joué un rôle dans les attentats de Londres. On notera l’absurdité de cette dernière affirmation. Quel aurait été l’intérêt pour l’Iran de commettre un attentat à Londres alors que le pays était déjà menacé par les États-Unis mais négociait avec le Royaume-Uni ? En outre, si, comme les analystes proches de M. Keegan l’affirment souvent, Téhéran utilisait les négociations pour gagner du temps et développer son arsenal nucléaire, quel était l’intérêt de causer des attentats à Londres qui auraient risqué d’abréger les pourparlers ? Mais rien n’est trop gros pour noircir le portrait de l’ennemi.
Comme Bill Frist et Bernard Debré, M. Keegan recommande lui aussi l’option du blocus économique. Il estime que les États-Unis n’ont pas la capacité de mener une guerre et qu’on pourrait certes envisager des frappes israéliennes, mais que l’isolement économique de l’Iran est préférable, au moins dans un premier temps. L’auteur ne cache pas qu’il faudra envisager autre chose, sans préciser quoi, en cas d’échec de cette stratégie.
Le porte-parole des Moudjahidines du peuple, Ali M. Safavi, appelle lui aussi à un blocus total de l’économie iranienne dans le Washington Times. Toutefois, il estime qu’il s’agit là d’une mesure nécessaire mais non suffisante. Il plaide donc pour sa part en faveur d’un soutien des États-Unis à son organisation en vue d’un renversement du régime iranien. Ce faisant, M. Safavi associe, comme les néo-conservateurs, la question nucléaire iranienne à la question du régime en place à Téhéran et oublie que la volonté iranienne d’obtenir la maîtrise de l’énergie nucléaire ne date pas de la révolution de 1979 mais du régime du Shah et se fonde sur les besoins de l’économie iranienne. Un nouveau régime ne pourrait pas plus se passer de centrales nucléaires que l’actuel pour assurer le développement économique iranien.

Dans Gulf News, l’analyste britannique pan-arabe Patrick Seale reste incrédule devant cette campagne de presse. Il rappelle que jusqu’à preuve du contraire le programme nucléaire iranien est tout à fait légal et pour l’instant il est contrôlé par les inspecteurs de l’AIEA. L’auteur s’alarme de voir les déclarations occidentales et iraniennes se montrer de plus en plus menaçantes. Sans doute sans y croire lui-même, l’analyste demande aux États-Unis et à l’Iran de régler le différend qui les oppose depuis 1979 et d’entamer des discussions pour la dénucléarisation totale du Proche-Orient, sans doute le seul moyen d’éviter une confrontation.
M. Seale est une des rares voix divergentes dans la presse mainstream. Comme nous l’avons précisé, il n’y a pas encore d’appel à une opération militaire contre l’Iran et, de ce fait, il n’existe quasiment pas de mobilisation dans les pays occidentaux pour dénoncer la marche rampante vers la guerre. Lors des préparatifs de l’invasion de l’Irak, les néo-conservateurs avaient clairement affiché leur intention, provoquant des réactions et un grand mouvement populaire d’opposition. Aujourd’hui, il n’y a rien de comparable. La diabolisation de l’Iran et la déshumanisation de l’adversaire se poursuit, sans que les pacifistes ne réagissent.

Voltaire.

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