J’ai mon chauffeur individuel. X ne travaille qu’avec moi. Je le paye à la semaine et crois-moi il n’a pas à se plaindre. Hamdoulillah, l’argent, ça rentre et je mange et je fais manger. C’est comme çà. Hasna est prostituée. Elle le revendique et n’a cure de ce que pourraient être nos réflexions sur son métier. Pour la jeune fille de 27 ans, c’est un boulot comme un autre : je ne fais de mal à personne. Au contraire, j’offre de la joie à des hommes en mal de tout. Il faudra me remercier, parce qu’à y penser de très près, je suis une espèce de sainte qui donne du bonheur et du plaisir. Tu crois que cela court les rues.
Aujourd’hui, c’est chacun pour soi et moi je dis qu’il faut faire ce qu’on sait faire le mieux. Pour moi, c’est le monde de la nuit, les cabarets, les dancings, les boîtes et les clients. Chaque soir, son dû. Chaque nuit son lot de chagrin, de larmes et de jouissances à la fin.
Et puis, si je gagne ma vie, c’est tant mieux. C’est mérité et je n’ai aucun regret. La messe est dite et Hasna nous donne rendez-vous vers 21 heures pour rencontrer son taximan favori, l’homme qui la conduit partout, celui qui la protège comme la prunelle de ses yeux.
When the night falls
La nuit est une chimère dirait le poète. Pour Hasna, c’est le monde feutré des effluves délétères, des épluchures humaines, des strates d’êtres qui filent chacun vers un destin enterré ou un rêve déjà ensommeillé. La nuit, on s’y prépare comme dans un rite. On ne l’aborde pas en néophyte, en blanc-bec gauche dont les gestes accusent l’approximation, l’hésitation, le pas non certain. Non, la nuit, c’est l’acceptation de ses démons qui fustigent, rugissent, gueulent, charrient les glaires de l’inconscient et les éparpillent sur le macadam huilé et scintillant par les néons de mauvais aloi. La nuit, c’est le face à face tant reporté avec soi, cet étranger qui, de temps en temps, force la porte, déchire le voile et vous tient à la gorge. Hasna aime ce type de duel avec elle-même. Elle les cherche, les crée, les veut de tout son corps. C’est sa raison de vivre : J’aime la nuit. Je ne suis moi-même que quand le soleil perd son visage. Je me noie dans la nuit. Je bois, je bois, je bois tellement pour pousser mes limites et j’affronte les gens. Je deviens un prédateur parmi des loups, je me défends, j’ai une carapace solide. Je suis tellement huilée que rien ne m’atteint. Et c’est la nuit qui m’a donné cette force .
Depuis dix ans déjà, Hasna fréquente l’univers des noctambules à Casablanca, Agadir, Marrakech, Tanger et ailleurs. Elle a été une fois ou deux à Dubaï, invitée par un ex-client. Elle a fait un tour de la Costa Del Sol durant quinze jours à ses frais et là j’ai ramassé un bon pactole. Je me suis fait un petit nom dans le milieu. Il faut dire que je connais mon métier et je sais ce que les hommes aiment.
À Casablanca, elle a un chauffeur depuis trois ans qui ne bosse que la nuit. Il a changé de rythme de vie pour elle. Elle le paye bien et lui assure un salire fixe de 700 dhs par semaine. Sans les clopes, la bière et les pétards que je lui file. Parfois, je lui mets entre les jambes une amie en panne ou qui s’est faite larguée par un client. Il faut dire qu’il le mérite bien. Il est serviable et m’a toujours respectée. La nuit commence avec les premiers bars que fréquente Hasna. Du bas de gamme, des pissotières où je siffle quelques blondes pour me mettre dans l’ambiance. J’écoute les hommes parler, je vois quelques copines barmaid et je trace pour voir des copines chez elles à Bourgogne. On fume des joints et c’est toujours mon taxi qui me fournit. Il a le budget. Il gère tout. Il connaît mes habitudes, je le laisse faire .
After Hours
Après les pressions, accoudée à un comptoir poisseux, les joints qui se baladent de bouche en bouche, les blagues salaces, les derniers potins, les descriptions détaillées des parties de jambes en l’air avec les clients de la veille, Hasna prend le chemin d’Aïn Diab. Le taximan est là qui veille au grain. Le compteur est au point mort, mais la tête est pleine de rêve pour la nuit. Le chauffeur aime la bière. Il l’aime tellement qu’il en a une glacière rose pleine à craquer dans le coffre. La nuit, les vendeurs d’alcool ont déjà baissé pavillon. Il faut bien s’approvisionner. Et avec Hasna, on ne sait jamais de quoi la fin de la nuit est faite. Alors je lui ai demandé d’acheter de la bière, de la mettre au frais et de nous dépanner quand on est en panne. Parfois, des amies m’en réclament à 4 heures du matin. Alors, mon taxi fait la commission et vend les bières au prix de la nuit. Parfois 50 dhs la Flag, 60 la Heineken. C’est mes copines, mais, il faut que le taxi se fasse son bifteck. Dans le coffre, la glacière est pleine. La bière attend bien au frais les lèvres nonchalantes de la nuit pour humer quelques gorgées entre deux pétards que le chauffeur a déjà roulés et empaquetés pour sa patronne. Eh, oui : c’est lui qui me roule mes joints. Croyez-le ou pas, mais je n’aime pas faire cela moi-même. J’aurai pu apprendre si je le voulais, mais je préfère qu’il le fasse pour moi .
Avec un tel commerce, le chauffeur se fait son gueuleton pénard et peut même se permettre une avance pour acheter une nouvelle voiture. Avec une voiture neuve, je peux, grâce à Hasna me faire d’autres clientes et gagner très bien ma vie. Tu sais, en Amérique, c’est une spécialité. Ici, nous sommes quelques-uns à le faire, mais tu vas voir, il y en aura très vite d’autres qui vont nous saloper le bizness . Le taximan a des rêves de grandeur. Il voit son commerce ambulant fructifier, faire des petits, arrondir des chiffres sur des comptes en banque et, pourquoi pas, ouvrir des succursales un peu partout qu’il appellera la multinationale du plaisir entre pétards et blondes qui coulent à flots. Le futur saint patron de la joie et de ses filles ne jure que par la glacière qu’il bichonne en attendant la nouvelle caisse, l’oseille et la belle vie avec des fenêtres ouvertes sur les Bahamas. Un petit Tony Montana, la folie en moins, qui écume des nuits sales sur les boulevards ternes de Casa la Blanche. Mais il y a des rêves tant qu’il y a des hommes.
Midnight run
Hasna raconte et a le verbe facile quand elle a fumé quelques pétards bien dosés par les soins de son protecteur. Non ce n’est pas mon mac. Non, c’est presque un ami. Comme un frère, en fait. Il me conduit et m’aide à trouver ce que je veux. Non pas un mac, du tout . Le chauffeur, lui, refuse qu’on l’associe à cette engeance. mais où vas-tu chercher cela, mon frère. Je suis un mec honnête, moi. Je bosse, et la nuit, c’est très dur. C’est un travail à hauts risques. Tu crois que c’est une ballade de santé, mon frère. Il faut les avoir solides pour faire ce que je fais. Je navigue dans des eaux troubles, parfois nauséabondes, j’en ai conscience. Si les autres chauffeurs venaient à savoir ce que je fais, je suis cuit. Mais bon, il faut dire que je ne suis pas le seul. Il y a des chauffeurs qui font leurs boulots. Ils font leurs courses, finissent et rentrent au bercail. C’est leur affaire. Ils sont honnêtes, eux, ok, je te l’accorde, mais moi aussi je suis ok. Chouf, chacun fais comme il peut. Avec tous ces taxis, je ne peux pas compter sur la recette. Beaucoup s’en contentent, moi, je dis qu’il me faut faire des extra. Pour les collègues, ce type de petits mic-mac a droit de cité. Il y a des cas à part dans chaque métier. Pour les taxis, il y a un certain type de chauffeurs qui ont décidé d’en découdre avec l’argent et son milieu. On le sait. On en connaît. Je n’ai pas vu moi-même, mais je peux vous assurer que des types vendent du haschich dans leurs taxis. A qui, pour qui ? Je n’en sais rien. Mais ici dans le café, on se raconte des choses et il n’y a pas de fumée sans feu. Pour les macs, ça, c’est le moindre mal. Certains ont choisi de manger de ce pain-là, pas moi. Chacun paiera pour ses faits devant Dieu
Pour Hasna, tout ce discours est futile : il faut se battre pour vivre. Moi, je trouve que le mec qui me conduit est un type qui en a. Il assure grave et il sait où il va. Jamais je n’ai eu de problèmes avec lui. Il sait où mettre les pieds. C’est un pro dans son domaine comme je suis pro dans le mien. C’est pour ça que ça marche très bien entre nous. Bien sûr le risque fait peur. Bien sûr, le taximan fait tout pour ne jamais éveiller des soupçons. Bien sûr il a son circuit et ses entrées. Bien sûr le sens de la navigation est son fort et c’est là le secret de ceux qui ont choisi de faire du taxi un projet juteux.
In the heat of the light
La nuit drape la ville d’une teinte bleuâtre. Il y a de la testostérone à gogo dans les parages. Hasna sait où elle va. Les hommes boivent et veulent oublier. Je suis leur tunnel pour l’amnésie. Hasna a déjà dragué son homme de la nuit. Un jeune homme qui a l’air d’avoir vécu cent ans. Le chauffeur la dépose à son rendez-vous et s’en va battre les rues moites de la ville. Il doit livrer quelques bières à des amies près de la rue d’Agadir. Pour quelques billets en plus, il ira acheter quelques grammes de haschich pas loin de l’auberge des jeunes de l’ancienne médina. Il a ses habitudes. Il sait. Il doit revenir à la sortie du cabaret vers 3 heures et demi. Mais la nuit n’est pas finie. C’est à peine le cœur palpitant de la soirée pour Hasna. Il faut encore de la bière, encore des joints, encore de la musique, encore de la tchatche, encore des copines, encore du rire jusqu’au petit matin. Et là, on se fait un bon gueuleton avant de s’abandonner aux chaleurs du lit. Hasna nous raconte que son premier chauffeur, qui l’avait servie pendant des années avant celui-ci, cuisinait lui-même. Et parfois il dormait sous le même toit. Mais celui-ci est marié et a des gosses, il doit finir sa nuit, assurer le tout, la ramener dans son lit ou dans celui d’un autre et rentrer faire coucou à la famille. La journée s’écoule dans un sommeil lourd. Les yeux sont gorgés de sang, l’haleine fétide, le teint grisâtre… La nuit va sur la pointe du pied vers une aube glauque. On aura entendu des histoires de trafic, de proxénète qui travaillent exclusivement avec des filles, pour qui l’argent de la prostitution est une aubaine pour survivre. On aura eu les témoignages de taxi drivers qui jurent que beaucoup de ceux : qui travaillent la nuit devant les hôtels font aussi les macs. On aura entendu des filles parler de tel chauffeur de taxi pris d’amour pour sa cliente et qui sombre dans des folies passionnelles. D’autres perdent les pédales et tabassent leurs protégées dans la nuit noire devant un cabaret gluant. Les histoires sont légion dans le milieu et chacun y va avec son lot d’inédits. Mais ce qui demeure sûr, c’est que la nuit Casablancaise n’a pas livré ses secrets et que l’argent prend une tout autre couleur la nuit. Une couleur sans contours, une couleur sans teinte. Une couleur poussiéreuse, cendreuse où des bouts d’âme s’effilochent et des histoires naissent sur les parois fragiles de la lumière qui se meurt.
source:lagazettedumaroc