Une journée exceptionnelle bercée par un vent de douce folie. La radio nationale déversait en permanence des chansons patriotiques pour accompagner les transports d’allégresse de tout un peuple accueillant triomphalement son Roi, Sidi Mohammed Ben Youssef, qui revenait de 27 mois d’exil et retrouvait la libre patrie. Ba Sallam se souvient de ce mercredi 16 novembre 1955 comme si c’était hier.
Une plénitude de 80 ans qui, sereine, vogue entre l’épaisseur du temps et l’immobilité du quotidien. Une mémoire encore lucide, non altérée par le poids des ans et qui fait de Ba Sallam une petite bibliothèque ambulante échappant à l’asphyxie de la civilisation du plastique, des décibels et du numérique.
Cet homme à la vieillesse souriante et humble et au visage rayonnant que le cumul des rides n’arrive pas à déparer, évoque avec nostalgie les folles journées des 16, 17 et 18 novembre 1955 et les émouvantes retrouvailles entre le peuple marocain et son guide temporel et spirituel qui, le 20 août 1953, a préféré l’exil à l’humiliation.
Avec fougue, il vous plonge dans cette félicité dans laquelle baignait le peuple marocain qui retrouvait son Souverain et accédait à la souveraineté internationale après 43 ans d’un colonialisme maquillé sous forme de protectorat.
C’était indescriptible. Des centaines de milliers de Marocains des deux sexes et de tout âge sont venus de tous les coins du Maroc à Rabat où devait atterrir l’avion ramenant d’exil Sidi Mohammed Ben Youssef et l’ensemble de la famille royale qui étaient séquestrés à Madagascar. Une marée humaine avait investi les rues de la capitale et l’immense joie des retrouvailles était partout. Dans les villes, les villages et la moindre petite agglomération, on dansait, on chantait, on refusait même de dormir pour ne rien rater de cette fête nationale, se souvient Ba Sallam.
Tantôt en arabe, tantôt en français, il décrit avec le talent d’un reporter chevronné, ce moment magique et unique de l’atterrissage de l’avion rapatriant Feu SM Mohammed V, l’apparition en haut de la passerelle du Souverain qui, dominant difficilement son émotion, déclama ce verset du saint Coran: Louange à Dieu qui a éloigné de nous l’affliction.
On avait l’impression que le temps était suspendu. La simple apparition de celui qui a refusé tout compromis, déclencha une hystérie au sein de cette marée humaine qui était en transe, dans un état second , confie Ba Sallam qui, emporté par le flot des souvenirs, fredonna le refrain d’une chanson d’un certain Belaïd Soussi dans laquelle il décrit l’atterrissage de l’avion rapatriant le Souverain. Quand il (l’avion) a amorcé sa descente, il est apparu comme une fleur en pleine déhiscence et à l’intérieur de laquelle se trouve notre bien-aimé et adoré, dit notamment le refrain de cette chanson qui, comme son auteur, est engloutie dans les méandres de l’anonymat…
L’honneur d’offrir sa vie
Ba Sallam a rendu beaucoup de services au mouvement de la résistance grâce à son statut d’aide mécanicien dans un garage huppé de la ville qui lui donnait droit à un laissez-passer lui permettant de franchir les barrages séparant la médina et la ville nouvelle, la partie européenne de la cité.
Très vite, sa connaissance du français et sa réputation de zazou aux cheveux gominés et à l’élégance tapageuse lui ont permis de naviguer à l’aise dans le milieu européen. C’était une simple couverture qui m’aidait à démasquer les collaborateurs et indics et de glaner des informations utiles que je transmettais à notre mouvement qui disposait d’une véritable toile d’araignée s’étendant à tous les secteurs, avoue avec fierté ce vieillard encore bon oeil, bon pied.
Catégorique, il affirme que l’occupant s’est sabordé en décidant d’exiler Sidi Mohammed Ben Youssef et en misant sur un roi fantoche, Mohammed Ben Arafa. D’une voie enrouée par l’émotion, il indique que dès la naissance de la nouvelle, les Marocains stupéfaits, offraient l’image d’un poulet à qui on a coupé la tête et qui continue de courir, mais une fois la frayeur passée, ils ont déclenché une insurrection générale et entamé leur marche irrésistible vers l’indépendance.
Sidi Mohammed Ben Youssef, incarnait les espoirs de la jeunesse marocaine qui se disputait l’honneur d’offrir sa vie pour bouter le colonisateur hors du Royaume, précise ce vieil homme qui jouit depuis quelque temps d’une retraite bien méritée et qui passe la quasi-totalité de son temps dans la petite mosquée de son quartier.
Dans la même foulée, il rappelle que les jeunes Watanis (nationalistes) qui avaient pour idole le martyr Allal Ben Abdallah qui a tenté, le 11 septembre 1953, d’assassiner à l’arme blanche Mohammed Ben Arafa qui se rendait en cortège à la mosquée Ahl Fas, dans l’enceinte du Méchouar, à Rabat, fréquentaient tous les milieux et profitaient de toutes les occasions pour sensibiliser les populations et les inciter à se révolter contre le colonisateur.
Les mariages et autres cérémonies offraient des opportunités propices pour ces jeunes Watanis qui participaient à l’animation en improvisant des sketches dans lesquels l’occupant était caricaturisé, ridiculisé et sommé de vider les lieux.
Certains nationalistes hantaient les terrains de football et n’hésitaient pas à se rendre aux vestiaires pendant les mi-temps pour aiguiser la fibre patriotique des footballeurs et leurs dirigeants, souligne Ba Sallam qui a gardé de cette époque, cette habitude d’écouter chaque matin, après la prière d’Al Fajr, les bulletins d’information des radios internationales.
Sous le protectorat, note-t-il, les Marocains vivaient accrochés à leurs radios et étaient de fidèles adeptes de Sawt Al Arab, la radio égyptienne, et Londra, le service arabe de la BBC, qui parlaient de la situation au Maroc et donnaient des nouvelles de Feu SM Mohammed V dont l’habilité politique a déjoué les calculs machiavéliques du colonisateur.
Source : Menara – Mohammed Khyate