Le matin : Le patrimoine marocain représente l’une des richesses fondamentales de notre pays. Pouvez-vous nous parler du patrimoine géographique et de sa portée politique et historique ?
Abdelhadi Tazi : Notre patrimoine géographique est incontestablement l’un des plus riches et des plus lourds en sens et en signes. En effet, nous avons des milliers de noms géographiques qu’ils soient d’origine berbère, arabe ou européenne. Chaque nom a une signification, une histoire et représente un emplacement. On ne peut parler de Marrakech, par exemple, sans la situer dans le Haouz, d’Ifrane sans penser à l’origine de son nom, IFRI qui veut dire cave, au Maroc, Al Maghrib et Marroco ou Marruecos, sans savoir qu’ils ne sont pas des appellations hasardeuses.
En fait, elles ont été décidées par feu Hassan II qui tenait à éviter toute confusion ou malentendu. C’est pour vous donner une idée sur la portée du patrimoine géographique. A ce propos, je tiens à solliciter l’engagement de chaque citoyen, qu’il soit chercheur, cuisinier ou étudiant, à connaître les noms de son pays et à veiller à leur protection. C’est une affaire nationale. Le Maroc a toujours manifesté un grand intérêt vis-à-vis des questions posées par la normalisation des noms géographiques ainsi que pour la réalisation de la cartographie du terrain national et le développement des études visant la connaissance profonde et exacte du pays.
Comment les exploiter ?
Les Nations unies pensent que le progrès économique et social ne peut se faire dans une telle ou telle contrée que si celle-ci a établi et possède des noms géographiques. Cela veut dire que les cartes géographiques ainsi que leur étude sont une condition sine qua nung du développement. D’où la naissance de la Conférence des Nations Unies sur la normalisation des noms géographiques qui se tient tous les cinq ans.
La participation du Maroc, qui est aussi le porte-parole du groupe arabe notamment dans la défense de la cause palestinienne, aux travaux de cette conférence remonte aux années 70. Je tiens à rappeler aussi qu’il existe un autre Comité au sein de cet organisme qui s’intéresse aux noms personnels. Aujourd’hui, on classe les noms de famille au niveau mondial. C’est ainsi que nous avons découvert que des noms marocains existent en Amérique Latine. Ce qui a donné naissance à l’édition d’un ouvrage intitulé « Les Berbères en Amérique».
Il paraît que Christoph Colomb fut accompagné dans ses explorations par des Marocains ou des Arabes ! Aussi, les noms géographiques ou personnels sont-ils une preuve de l’enracinement historique de notre pays. Feu Hassan II insistait sur ce volet et tenait à ce que chaque famille conserve jalousement son nom c’est-à-dire son identité.
En quoi consiste le travail de cette conférence ?
Cette conférence se compose de trois commissions qui traitent des programmes nationaux, techniques et internationaux. La première commission se charge de la collecte des noms sur le terrain, de leur traitement dans les services compétents, de la structure administrative des organismes nationaux de toponymes à l’usage des correcteurs de cartes; la deuxième examine ces fichiers notamment les nomenclatures et la terminologie de la normalisation des noms et la troisième traite, elle, des détails topographiques, des systèmes d’écriture et des principes de prononciation.
Quels sont les objectifs visés par cette institution internationale ?
Le Groupe d’Experts des Nations unies sur les Noms Géographiques (GNUNG) a plusieurs visions. Son premier souci est de prime a bord l’utilisation correcte et à l’échelle mondiale, de noms géographiques précis. En effet, leur normalisation représente de nombreux avantages que ce soit au niveau touristique, commercial ou même stratégique. L’efficacité de la communication dépend de la correction des appellations et de la précision des cartes géographiques. Imaginez un pays touché par une catastrophe naturelle et ne possédant ni carte, ni appellation unifiée, les secours et l’acheminement de la nourriture et des médicaments seraient dispersés et enregistreraient un énorme retard, ce qui aura des conséquences désastreuses.
La normalisation a pour but d’éviter pareille confusion. Plus encore, la normalisation des noms géographiques a comme objectifs le maintien de la paix et de la sécurité, le développement des relations amicales entre les peuples, le soutien à la coopération internationale par la résolution des problèmes économiques, sociaux, culturels et humanitaires et l’harmonisation de l’action des nations pour atteindre ces résultats. A titre d’exemple, quand on évoque la relation des USA avec le Maroc, on ne peut passer sous silence la correspondance entre le premier président des USA, Georges Washington, et Mohammed III de la Dynastie Alaouite.
Nous possédons dans ce sens la réponse de Mohammed III au Président qui sollicitait du Maroc de jouer le rôle d’intermédiaire entre les Etats-Unis, la Tunisie et la Libye. Notre pays avait une assise politique qui datait de plusieurs siècles alors que les USA venaient juste d’élire leur premier président!
En 1992, le Maroc a été élu président de la Conférence pour un mandat de six années, comment cette élection s’est-elle opérée?
Le Maroc fut l’un des premiers participants à cette Conférence. Sa présence ne fut pas un simple acte protocolaire. Nous avons composé une délégation où l’on trouvait des architectes, des historiens, des anthropologues et d’autres experts qui se chargeaient d’établir un rapport détaillé au niveau des toponymes, nomenclature, terminologie.
Quant à son élection en 1992, elle fut légitime et s’est opérée naturellement, car d’un côté, il a participé depuis le début de façon active et dynamique en veillant à la défense des causes nationales et celles des pays arabes qu’il représentait et de l’autre côté il a toujours joui d’une confiance et d’une grande estime sur le plan international. D’ailleurs, c’est le seul pays arabe à accéder à la présidence de cette instance.
A chaque session, le Maroc a été efficacement présenté, ses rapports étaient bien finalisés et ses cartes géographiques constamment ficelées.
Et quel fut son apport ?
Grâce aux efforts déployés, il a été convenu de l’utilisation de la langue arabe officiellement et de la nécessité d’inscrire correctement les noms géographiques sur les cartes distribuées dans les avions et lieux publics. Ces transcriptions et leurs protections revêtent une grande importance notamment dans le groupe arabe.
Et pourtant, on n’a jamais pu accueillir cette organisation dans notre pays. Pourquoi ?
Pour la simple raison que ne nous pouvons pas recevoir Israël !
Donc cette conférence a aussi des portées politiques ! Quel est le rapport entre la diplomatie et le patrimoine ?
La diplomatie prend en considération le patrimoine géographique pour faire connaître son pays. Le patrimoine c’est des noms géographiques ancestraux, des manuscrits et des documents diplomatiques.
Il est notre force et grâce à lui nous pouvons freiner tout complot contre l’intégrité de notre pays.
Quand «le Polisario » s’est présenté à l’une des sessions de cette conférence, muni de cartes imaginaires, nous avons pu faire face à ses fausses investigations et l’empêcher ainsi de participer à ce congrès.
Justement, comment peut-on se servir de notre richesse au niveau du patrimoine pour en faire un outil politique notamment dans la défense de nos causes au niveau national et international ?
Il faut que notre politique nationale et internationale se base dans son travail et dans ses choix stratégiques sur notre patrimoine. Cela veut dire qu’à chaque action que nous déployons nous devons nous référer à nos origines, tout en s’ouvrant sur l’autre et en veillant à instaurer la liberté et la démocratie. Je crois que notre diplomatie a bel et bien emprunté cette voie et qu’elle compte en profiter pour assurer la bonne marche de sa politique actuelle et future.
En évoquant les manuscrits, qu’est devenu votre projet : l’Atlas Ibn Batouta, que vous avez appelé à élaborer ?
Nous y travaillons toujours et nous avons la chance d’avoir le soutien de S.A. Majesté le Roi qui est conscient de la valeur de ce grand voyageur.
D’ailleurs, S.M.
Mohammed VI évoque souvent ce nom au cours de ses discours à l’étranger.
L’aéroport de Tanger se nomme Ibn Batouta, ce qui représente une grande marque de considération, sachant que tous les aéroports portent des noms de rois !
Ibn Batouta a laissé des traces indéniables là où il est passé.
Pendant 30 ans, époque où il s’est absenté du Maroc, il n’a pas cessé de visiter les pays et les contrées lointaines.
Aujourd’hui, certains se basent sur ses remarques pour établir leur histoire et d’autres le considèrent comme le premier et dernier voyageur dans l’univers.
Repère
Né le 15 juin 1921 à Fès (Maroc). A. Tazi a depuis son jeune âge contribué au Mouvement national, ce qui lui a valu exil et emprisonnement.
Très jeune en1935, il publie des centaines d’articles et d’essais (plus de 600), et traduit plusieurs oeuvres et études du français et de l’anglais en arabe.
Ambassadeur du Maroc auprès de la République Irakienne où il assume aussi des missions diplomatiques aux émirats du Golfe, auprès de la Libye, de la République Islamique d’Iran puis chargé de mission au Cabinet Royal.
Parmi ses livres :
Taha Hussein au Maroc, 2000
La médecine du Prophète entre le Machriek et le Maghreb, 2000
L’histoire inte
source:lematin