A la lecture du texte de Abdelkader Chatt, on peut même se demander si Sefrioui n’aurait pas eu ce livre entre les mains dans sa jeunesse et s’en serait inspiré.
L’arrivée des Français au Maroc a été à l’origine de la production d’une littérature faite de récits de voyage où c’était l’occasion de décrire avec plus ou moins de sympathie, pour le public français, la société marocaine avec ses us et coutumes. Cela a également suscité la production de quelques œuvres purement fictives signées par des écrivains tels René Euloge, Madeleine Barrère-Affres ou Joseph Lavieux et bien d’autres.
C’est une littérature marquée du sceau de l’exotisme, de la curiosité pour un Orient fantasmé, et animée par le sentiment d’une mission civilisatrice de l’Occident envers le reste du monde.
Ce qui ne manque sans doute pas d’agacer des lecteurs marocains de l’époque, très peu nombreux certes, mais très avisés de par leur double culture, tel Abdelkader Chatt et, plus tard, Ahmed Sefrioui tout comme, bien avant eux, un certain Hajoui et bien d’autres.
On ne connaît presque rien de A. Chatt sauf qu’il est né en 1904, le 8 mai, à Tanger où il a passé toute sa vie jusqu’à ce jour. En plus de ce roman, son unique texte connu en langue française, Chatt a publié en arabe deux recueils de poèmes en 1967 et 1974. Il a également traduit de l’anglais à l’arabe «Moll Flanders» de Daniel Defoe.
A part ces quelques renseignements, rien d’autre que ce que peut nous révéler la lecture de ses écrits. Et la première chose qui saute aux yeux, c’est sa grande culture et notamment sa connaissance de cette littérature coloniale et de la culture orale marocaine qui se déclinait sous forme de contes, proverbes et poésie en jazal dont il nous fait découvrir à l’occasion la grande beauté.
On sent que, derrière le fait d’écrire chez Abdelkader Chatt comme plus tard chez Sefrioui, il y a le désir de rétablir des vérités, d’expliquer les coutumes du pays et de ses gens, ce qu’il appelle «l’âme marocaine» ; de donner à voir le Maroc par l’un des siens. D’où ces premiers chapitres sur la vie quotidienne d’une famille tangéroise entre la prière du vendredi, la préparation et la prise des repas en famille, l’activité journalière du personnel de maison, des femmes esclaves etc.
L’envie de raconter pousse souvent l’auteur à procéder à un va-et-vient entre les genres. Il y a bien une ébauche de structure romanesque d’ensemble mais qui, de temps en temps, glisse vers le conte ou la chronique où il n’y a pas d’événements majeurs, pas de rebondissements et donc pas de dénouement.
Dans l’univers de Chatt, la vie se déroule tel un fleuve tranquille dans la quiétude et la monotonie, qu’aucun évènement grave ne vient perturber.
On ne se lasse pourtant pas à la lecture de ce livre où, dès les premières pages, les premières lignes, l’auteur, grâce à son talent certain de conteur, nous plonge dans l’univers du Maroc du XIXe siècle avec ses personnages, ses décors, ses couleurs et ses odeurs.
On se familiarise d’entrée de jeu avec les deux frères Bennis, Abdellah et Driss, leurs femmes, leur belle-sœur anglaise et leurs servantes ; les Alami dont le père, ancien soldat, nous entraînera dans les dédales du monde fabuleux et dur de la siba des tribus et des harka du sultan Moulay Abdelaziz.
Ecrit d’une plume inégalement lumineuse, par un observateur perspicace et sensible, à l’affût des infimes vibrations des «âmes» et des choses, le roman de Chatt est une source inestimable d’informations à la fois sur la grandeur de l’époque et de ses misères ; une chronique du désarroi d’un peuple face aux bouleversements annoncés du siècle finissant, plongeant le pays et les hommes dans le tourbillon des incertitudes et de la violence.
Voilà un livre qui mérite d’être traduit dans les langues du pays et surtout d’être enseigné dans nos lycées.
Abdelaziz Mouride
LE MATIN