Le marché de l’art au Maroc, un domaine cloisonné Hayat Kamal Idrissi

La situation est-elle aussi catastrophique si l’on en croit les complaintes des galeristes ? La mort lente ou la disparition définitive de ces espaces de diffusion est-elle un signe de mauvaise santé de l’art au Maroc ? Abdelmalek Chorfi, propriétaire de Chorfi Galerie, qui est sur le marché depuis 20 ans, déplore le manque de maturité artistique et professionnelle. «Parfois je me dis qu’il vaut mieux fermer.

La guerre des nerfs qu’on livre aux artistes et aux responsables a parfois raison de la bonne foi et de l’engagement avec lesquels on s’arme dans un milieu plein de magouilles», lance le galeriste avec beaucoup d’amertume, avant de continuer : «Il faut savoir que sans les galeries, il n’y pas de promotion de l’art, ni des artistes. Si des plasticiens ailleurs ont pu accéder à une renommée internationale, c’est grâce au travail professionnel des galeristes.

Notre défaillance au Maroc, c’est la diffusion de l’art un peu partout dans des conditions qui manquent de professionnalisme et qui ne respectent pas les règles

de l’art.» Pour Aziz Daki, critique d’art, le tableau est moins sombre.

«Dernièrement, le marché de l’art a commencé à bouger énormément. Il y a aujourd’hui beaucoup de transparence dans les ventes publiques et ceci grâce au travail minutieux des compagnies d’art. C’est d’ailleurs lors de l’une de ces ventes aux enchères qu’un important record a été enregistré au Maroc avec 855.000 DH pour un tableau de l’artiste peintre Ben Allal. C’est une première dans notre pays», explique-t-il.

Des propos qu’il confirme en insistant sur l’importance cruciale de l’existence d’un véritable marché de l’art. «La peinture et les arts plastiques en général ne peuvent pas évoluer sans marché. Ce dernier doit être régulé par les normes et les lois correspondant à celles adoptées dans les galeries et les compagnies des pays prospères artistiquement», rappelle le critique.

Une opinion que partage Abderrahmane Saïdi, propriétaire de «Memoarts.com».

Jeune institution qui ne dépasse pas les 3 ans d’existence, cette galerie et salle de vente virtuelle organise régulièrement des expositions et des ventes aux enchères. Pour son propriétaire, «il y a un début, des prémices mais ce n’est pas un marché parfait». Ses imperfections ? «C’est surtout la demande limitée à cause des facteurs économique et culturel.

La peinture en tant qu’art ne fait pas partie de notre héritage culturel, ce qui fait que «sa consommation» en prend un coup surtout avec le pouvoir d’achat très faible.

L’art est considéré comme un luxe, des besoins plus élémentaires ont la priorité sur la liste des dépenses du Marocain moyen», analyse Saïdi.

Un luxe qui reste réservé à une élite sociale et qui donne au marché de l’art les allures d’une cour de privilégiés. Malgré la grande dynamique des arts plastiques et de la création artistique au Maroc, les créneaux de diffusion semblent souffrir d’un déficit de plus en plus palpable. D’après Saïdi, «les galeries vivent difficilement des marges de leurs ventes.

Avec les pourcentages pratiqués pour les expositions et qui vont de 15 à 40 %, on y arrive à peine». Cette variation de pourcentage est tributaire des «services» offerts par la galerie. Si cette dernière se charge de la promotion, du vernissage, du catalogue et des autres détails de l’exposition, l’artiste lui offre entre 40 % et 30 % du prix de chaque toile vendue. Au cas contraire, la galerie doit se contenter de ses 15 %.

Concernant les ventes aux enchères, c’est à peu près le même principe : un pourcentage sur chaque vente. Sauf que les ventes aux enchères peuvent être considérées comme une aubaine. Saïdi explique que «lors de ces occasions, nous avons l’avantage de regrouper dans un laps de temps assez court un nombre important d’amateurs intéressés et d’acheteurs potentiels… bien entendu. Les chiffres réalisés devraient également être significatifs de la valeur de l’objet ou de l’œuvre proposée». Mais les choses ne sont pas toujours roses de ce côté, si les œuvres des artistes peintres marocains sont prisées par les amateurs étrangers, elles ne sont pas pour autant libres de circuler… Les raisons ?

«La réglementation douanière, qui est assez rigide et qui limite considérablement le marché !» répond le propriétaire de Memoarts. Les procédures administratives assez lourdes y sont pour quelque chose, car les toiles des artistes décédés tels

Saladi, Kacimi, Gharbaoui sont considérées comme un patrimoine national protégé par le ministère de la Culture. Pour pouvoir les «exporter» suite à une vente aux enchères, l’acquéreur étranger et la galerie doivent décrocher une autorisation qui n’est pas toujours évidente.

Ce contrôle pourrait être bénéfique pour la protection du patrimoine artistique national, mais si et seulement si il était plus clair, plus transparent et plus souple. Les professionnels reprochent au ministère de la Culture son manque d’implication et l’ambiguïté de ses dispositions concernant l’art et son marché. Selon Saïdi, «la réglementation douanière et l’administration ne tiennent pas compte de l’importance d’un marché de l’art prospère et ouvert favorisant l’épanouissement de l’art national et du tourisme culturel dans notre pays. Je crois qu’il est temps de bouger».

Un appel lancé en chœur par plusieurs professionnels, la pérennité de l’art et de son marché dans notre pays en dépend. A bon entendeur !

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Entretien avec Hicham Daoudi, directeur général de la Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art (CMOOA)

«Les lois existantes pénalisent le marché»

Comment expliquez-vous le succès des ventes aux enchères organisées par les compagnies d’art ?

La vérité, je ne sais pas si les ventes des autres compagnies d’art réalisent du succès. Mais je peux vous dire que nos trois dernières ventes ont enregistré de bons résultats. Lors de la vente du 24 juin, nous avons vendu des Majorelle, des José Herrera en plus des travaux de Marocains tels Ben Ali Rbati, Ben Allal et bien d’autres. Le succès de notre maison est le résultat logique de notre transparence. Dès le lendemain des ventes, les résultats intégraux sont affichés sur notre site

Internet (www.cmooa.com). Je crois aussi qu’après 4 ans d’existence sur la scène, nous avons réussi une mise en confiance du client grâce à notre professionnalisme et à notre action qui s’inscrit dans les normes pratiquées partout dans le monde (experts, authentification, respect des règles de vente, transparence…).

En parlant de transparence, comment est estimé le prix d’une œuvre ?

Plusieurs facteurs rentrent dans l’estimation du prix d’une œuvre, ça dépend de la notoriété de l’artiste, de la qualité esthétique de l’œuvre, de ses dimensions, de son support. Les anciens résultats de l’œuvre réalisés lors des ventes précédentes rentrent aussi en jeu, parfois elle peut dépasser son ancien prix.

D’après votre expérience personnelle à la CMOOA, croyez-vous qu’un marché de l’art existe dans notre pays ?

Aujourd’hui, ce marché existe… il ne se joue plus sur un ou deux artistes. Lors de notre vente du 24 juin, nous avons proposé 182 tableaux de 77 artistes, nous en avons vendu 109 signés par 70 artistes, ça montre que le marché d’art est plus ouvert et plus dynamique. Par rapport aux autre pays du Maghreb et arabes (à l’exception de Dubaï), le Maroc est bien placé. Un hic toutefois, les lois existant rendent difficiles l’importation et l’exportation des œuvres artistiques et limitent le marché.

Nous avons un ministère de la Culture qui ne fait pas son travail qui est de subventionner les galeries, créer des musées et salles d’exposition, réglementer le marché, contrôler les professionnels et imposer les experts renommés. Le marché de l’art a besoin de toutes ces données pour pouvoir s’épanouir.

Hayat Kamal Idrissi

LE MATIN

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