Ici, à Fès, certaines ruelles ne sont que silence, pas l’ombre de gamins joueurs, nulle fillette portant le pain familial au four… et l’on se demande, naïvement peut-être, où se cachent les vieux palais décatis.
Au dehors, c’est donc une ville qui se ferme comme une huître. Au dedans, porte et chicane franchies, c’est l’éblouissement ! C’est précisément ce qui nous arriva en découvrant ce qui est considéré comme le plus beau palais de Fès : «Le Palais el Mokri», qui tire son nom d’une illustre famille.
Une profusion et un tournoiement de couleurs, de formes, de matériaux enthousiasment tout visiteur. La majesté des lieux montre ordre, hiérarchie et sens. Le palais a été construit en 1905 par Tayeb el Mokri, fils du grand vizir Mohammed el Mokri, et lui-même ministre des Finances chérifiennes sous le règne de Moulay Hafid jusqu’au 1912, puis pacha de Casablanca avec l’avènement de Mohammed V, de 1927 à 1949.
La beauté de ce palais, on la retrouve dans la civilisation hispano-mauresque dont Fès est la principale héritière.
Ainsi, la conjonction entre le marbre et le jet d’eau jaillissant d’une magnifique fontaine ainsi que le langage des signes donnent une cohésion interne, suscitant une sensation de plénitude sereine et montrant l’empreinte andalouse sur les lieux. Dans ce palais, plus que le patio de 34 colonnes, ce sont les salons à coupole qui impressionnent : motifs andalous complexes, marocains plus simples, arcs en stalactites, vitres en verre taillé de Murano et de Venise.
Chaque salon a ses propres motifs et chaque pièce porte un nom particulier. D’une symétrie parfaite, le salon rouge fait face au salon vert ; sur une autre aile, c’est le bleu qui domine dans un magnifique salon azur, avec une coupole d’une profondeur et d’une finesse qui laissent coi. «Le salon rouge, se souvient l’un des héritiers, était un salon de musique pour les concubines du pacha ; il y avait d’ailleurs un splendide piano à queue, une rare curiosité.»
Trois éléments décoratifs : le stuc, le bois de cèdre sculpté, les zelliges, ces petits carreaux émaillés de toutes formes.
Les balustrades et grilles en fer forgé, rond et argenté ou doré, les hautes portes en bois à double battant, nous imposent respect et admiration. Ces éléments décoratifs sont au service de trois architectures différentes. En effet «La grande maison» comme l’appellent les propriétaires, s’enorgueillit d’être à la fois marocaine, occidentale (art-déco) et romaine avec un jeu d’arcades sur deux niveaux tout à fait original. En visitant ces lieux chargés d’histoire, il nous vient à l’esprit ces beaux vers de Baudelaire :
«Là tout n’est ordre et beauté
Luxe, calme et volupté»
L’appel de l’Unesco resté lettre morte
En 1980, l’appel de l’Unesco pour la sauvegarde de la ville de Fès a été lancé à partir de ce palais, par le directeur de l’époque M. Mahtar M’Bou.
C’est à cette occasion que le palais el Mokri fut déclaré patrimoine national. Depuis cette date, les héritiers se démènent pour maintenir cette véritable œuvre d’art. Car, il est inutile de préciser que l’entretien d’un tel mastodonte – 27.000 km2 dont 6.000 bâtis- n’est pas évident. Arroser quotidiennement les zelliges pour qu’ils ne s’éclatent pas lors des chaleurs estivales, prendre soin des boiseries, s’occuper des terrasses chaque hiver et bien d’autres choses encore, demandent des moyens exorbitants.
Pour ce faire, la famille el Mokri accueille des réceptions et des tournages de films. Du «Joyau du Nil» avec Michael Douglas, à «L’homme qui valait des milliards» de Michel Boisrond, en passant par «Hécate» de Daniel Schmidt.
Pour compléter leur décor, les réalisateurs font restaurer les parties qui les intéressent. En contrepartie, les propriétaires ne demandent pas d’argent. «Malgré cette aubaine, il reste très difficile de rendre la maison comme au temps de jadis. Pour remplacer les zelliges et le marbre qui se détériorent peu à peu, non seulement cela coûte très cher, mais même les maîtres artisans se font de plus en plus rares…», constate l’un des membres de la famille.
«Ce qu’il faudrait, ajoute-t-il, c’est une prise en charge par les autorités pour en faire un hôtel de luxe à l’instar du palais Jamaï, qui a pu être sauvé grâce à une restauration remarquable qui en fait aujourd’hui l’un des fleurons de l’hôtellerie marocaine.»
Ainsi, devant tant de beauté, de charme et de grâce, nous ne pouvons que souhaiter que le vœu de M. el Mokri soit exaucé. Il serait dommage qu’un tel patrimoine disparaisse, faute de moyens. Une partie de l’histoire du Maroc est inscrite dans ces lieux magiques ; le livre d’or soigneusement entretenu par la famille reflète toute la vie riche, intense et brillante qui s’y est déroulée depuis sa fondation.
Fatima-Ezzahra Saâdane
LE MATIN